📙 De la fiction à la réalité

On dit parfois que la réalité dépasse la fiction.

Mais pourquoi ne pas aller plus loin. La fiction pourrait-elle prédire la réalité ? Ou, à tout le moins, aider à l’appréhender.

📙 De la fiction à la réalité par Sylvie Gendreau, fondatrice des Cahiers de l’imaginaire et de La Nouvelle École de Créativité.

📙 De la fiction à la réalité par Sylvie Gendreau, fondatrice des Cahiers de l’imaginaire et de La Nouvelle École de Créativité.

Une drôle d’idée

Des hauts gradés de l’armée allemande avaient une drôle d’idée en tête lorsqu’ils se sont présentés à l’université de Tübingen en 2018.

Ils ont convaincu le professeur de l’Université de Tübingen. Dr. Jürgen Wertheimer qui était retraité depuis 2015 de démarrer le projet portant le nom de code Cassandra.

Le projet Cassandra a pour objectifs de prédire l’avenir. Plus précisément, de prévoir quels seront les conflits majeurs qui agiteront la planète au cours des années à venir.

Il est sans doute utile de rappeler que Cassandra est une déesse de la mythologie grecque qui a reçu d’Apollon le don de prédire l’avenir. Mais lorsque, Cassandra se refuse à Apollon, celui-ci lui jette un sort. Les prédictions de Cassandra ne seront jamais prises au sérieux.

C’est en quelque sorte ce qui s’est passé au sein du milieu universitaire lorsque le projet fut annoncé. Après tout, le Dr. Wertheimer est un spécialiste de littératures comparées. Le projet a fait l’objet de sarcasmes dans la presse locale. L’initiative n’a pas été prise au sérieux. Les romanciers devenaient l’équivalent moderne de la déesse Cassandre de la mythologie grecque.

📙 De la fiction à la réalité par Sylvie Gendreau, fondatrice des Cahiers de l’imaginaire et de La Nouvelle École de Créativité.

📙 De la fiction à la réalité par Sylvie Gendreau, fondatrice des Cahiers de l’imaginaire et de La Nouvelle École de Créativité.

Mais le Dr, Wertheimer ne se démonta pas pour autant. Il fit remarquer à ses nombreux détracteurs que de tout temps, les romanciers possèdent un « talent sensoriel ». Ils sont en mesure de prendre le pouls d’une époque. Ils savent canaliser les courants qui agitent une société. Ils mettent en évidence des conflits que les politiques connaissent fort bien, mais dont ils préfèrent ne pas discuter pour éviter qu’ils finissent par éclater.

Hervé Le Tellier, qui a récemment reçu le Goncourt pour son roman L’anomalie, affirme que l’essentiel du travail du romancier consiste à traduire des images en mots. Cette capacité à représenter la réalité de manière que le lecteur puisse se projeter et se reconnaître dans ce qu’ils sont en train de lire.

Ainsi, un militaire pourrait s’initier à la lecture « sismographique » d’une œuvre pour en tirer des indices et découvrir des pistes des conflits à venir. Quels sont les « territoires » où des conflits sont sur le point de dégénérer en affrontements violents ? Et, par conséquent, où faut-il intervenir afin, peut-être, d’empêcher un embrasement éventuel ?

Comment mettre cette théorie au banc d’essai ? Comment démontrer que la littérature pourrait jouer le rôle d’un système de veille avancée ?

Les chercheurs ont choisi la guerre du Kosovo. Comment l’analyse des textes littéraires aurait-elle pu la prévoir ?

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Un groupe de chercheurs a été formé. Leurs tâches consistaient, dans un premier temps, à lire. Mais ils croulaient sous une avalanche de livres écrits, qui plus est, dans des langues étrangères.

D’autres techniques furent utilisées, telle la fouille de textes (text mining) afin de repérer automatiquement des mots à fort contenu émotionnel associés à des sujets spécifiques, à un territoire donné, ou encore à une personnalité politique. Mais la quantité de livres à numériser était considérable et, surtout, les chercheurs désiraient que « les livres leur apprennent quelque chose qu’ils ne savaient pas déjà. »

La solution a consisté à analyser « l’infrastructure littéraire ». Que se passe-t-il autour du texte ? Comment le texte a-t-il été reçu ? A-t-il suscité la controverse ? L’équipe de chercheurs a ainsi contacté des écrivains et des critiques littéraires.

Le Dr. Wertheimer a soumis les résultats préliminaires de son banc d’essai au ministère de La Défense. Il a mis en évidence le scandale littéraire qui a accompagné la parution, en 1983, de Dove Hole de Jovan Radulovic, sur le massacre d’Ustache et l’expulsion d’écrivains non-serbes de l’association des écrivains Serbes.

Dans les années qui ont suivi, les chercheurs ont souligné l’absence de récits d’amitiés ou d’amours Albano-serbes, et la montée de récits historiques révisionnistes. Selon eux, la production et les institutions littéraires ont pavé la voie à la guerre.

Carlo Masala, qui assistait à la présentation des chercheurs et qui a consacré une bonne partie de sa carrière à l’étude du conflit bosniaque, s’est alors rappelé comment, à l’époque, les tensions dans la région ont été précédées par un déclin marqué des mariages interreligieux.

Il s’agissait d’un banc d’essai à petite échelle, mais les militaires sont sortis de la salle de présentation agréablement surpris des résultats.

Cette expérience est très intéressante. C’est un excellent moyen d’analyser les points de vue du monde qui mènent à des conflits sanguinaires. Les prospectivistes devraient s’en inspirer.

Un conflit n’éclate pas par hasard, cela se ressent souvent des mois., parfois des années avant. Lorsqu’on lit Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, de Stefan Zweig, on voit très bien les signes avant-coureurs de la montée de l’hitlérisme, et comment cela se reflétait dans les écrits des artistes de l’époque. La plupart choisissaient déjà leur camp.

IL n’y a pas que les politiciens qui préfèrent ne pas voir, la majorité d’entre nous aussi comme l’écrit Anne-Lise Grobéty dans Le temps des mots à voix basse :

— Ce que je veux dire, chuchotait Anton, ce qui nous a amenés dans ce pétrin aujourd’hui, ce sont nos petites lâchetés quotidiennes à nous tous, depuis trop longtemps… Tout ce qu’on entendait dans les rues, dans les bistrots, la colère qui montait, l’hostilité, on a laissé faire sans réagir. On a regardé la haine et la violence accoucher de leurs petits devants nos portes comme des bâtardes, sans rien dire…

— Tu as raison, Anton, nous les amoureux de la poésie, du beau verbe, on a continué à vivre comme si de rien n’était, en refusant de voir de quelle pourriture les mots se nourrissent dans leurs discours, quel poison mortel leurs paroles répandaient autour de nous.

Alors tous ceux et celles parmi vous qui écrivent, surtout continuez. Et si vous avez envie de commencer, c’est l’exercice que je vous propose cette semaine.

Envie de tenter l’expérience ?

Découvrez l’exercice 123

Apprendre Ă  Ă©crire de bonnes histoires


Références

Letelier, L’Anomalie

Zweig, Stefan, Le monde d’hier.

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