⭕️ Rituels imaginaires

Nous sommes de la même étoffe que les songes, et notre vie infime est cernée de sommeilWilliam

Shakespeare ; La tempête (1611)

une boucle de Möbius cognitive

Photo Pierre Guité, Rituels imaginaires par Sylvie Gendreau

Photo Pierre Guité, Rituels imaginaires par Sylvie Gendreau

Cet article est le deuxième de la série Apprendre autrement, si vous n'avez pas lu Le temps zéro qui le précède, voici le lien pour y accéder.

Nous poursuivons notre promenade. Deuxième moitié de la première partie du cours réflexion-intention. Vous êtes prêts ? On entre à nouveau dans le temps zéro. Un instant dans le temps, nous dit l'astrophysicien Michel Cassé, qui n'existe pas encore ? On y entre avec gourmandise. Nous pénétrons dans le temps imaginaire, un instant de créativité qui n'existe pas encore. C'est mon territoire préféré. J'adore explorer ce pays où s'abreuvent rêves éveillés et rêves endormis. C'est la source illimitée, infinie. Impossible de faire exploser sa créativité si on la sous-estime. Imaginez un territoire où vous n'avez qu'à tendre la main pour y cueillir les fruits.

Dessin Federico Fellini, Le livre de mes rêves. Rituels imaginaires par Sylvie Gendreau

Dessin Federico Fellini, Le livre de mes rêves. Rituels imaginaires par Sylvie Gendreau

Nombreux sont les artistes et scientifiques qui puisent leur inspiration dans leurs rêves. Frederico Fellini a rêvé la plupart des scènes de ses films. Son premier geste au réveil était de dessiner ses rêves. Dans ma bibliothèque, j'ai le Livre de mes rêves qui contient toutes les notes et dessins du cinéaste. Une merveille. Fellini est loin d'être le seul. Alexandre Grothendieck, considéré comme l'un des plus grands mathématiciens du XXe siècle puisait aussi sa connaissance dans ses rêves, comme il le dit lui-même :

Qu’ai-je fait d’autre dans mon passé de mathématicien, si ce n’est suivre, ‹ rêver › jusqu’au bout, jusqu’à leur manifestation la plus manifeste, la plus solide, irrécusable, des lambeaux de rêves se détachant un à un d’un lourd et dense tissu de brumes.

Alexandre Grothendieck , Semailles et récoltes

Dessin Fellini, Le livre de mes rêves. Rituels imaginaires par Sylvie Gendreau

Dessin Fellini, Le livre de mes rêves. Rituels imaginaires par Sylvie Gendreau

Apprendre à rêver et à déchiffrer ses rêves est un talent que nous avons tous intérêt à développer pour mieux vivre, créer et réfléchir. Le philosophe Cornélius Castoriadis est le meilleur guide pour mesurer l'importance de l'imagination. Son œuvre, constituée de multiples fragments, offre une pensée visionnaire où l'imaginaire est au cœur de tout : l'individu, les institutions, la société.

« L'imagination n'est pas simplement la capacité de combiner des éléments déjà donnés pour produire une autre variante d'une forme déjà donnée », écrit Castoriadis, « l'imagination est la capacité de poser de nouvelles formes. Certes, cette nouvelle forme utilise des éléments qui sont déjà là ; mais la forme comme telle est nouvelle. »1

Dessin Fellini, Le livre de mes rêves. Rituels imaginaires par Sylvie Gendreau

Dessin Fellini, Le livre de mes rêves. Rituels imaginaires par Sylvie Gendreau

La pensée du philosophe est vaste et en mouvement à l'instar des individus et des sociétés qu'elle décrit. Ses fragments rappellent des nuages suspendus où les éléments avancent, se forment et se déforment pour toujours créer des formes différentes. La synthèse que présente Nicolas Perrier dans son article Castoriadis. L'imagination radicale, aide à en comprendre la cohérence :

  • l’être-premier en tant que chaos, sans-fond, abîme, flux incessant ;

  • l’être-vivant en tant que surgissement de l’imagination comme puissance de mise en forme, aussi bien au niveau cellulaire qu’à celui des êtres vivants les plus complexes ;

  • l’être-psychique en tant qu’apparition d’une imagination décloisonnée et défonctionnalisée. L’être-psychique constitue la première rupture dans l’ordre du pour-soi en tant qu’il définit un type d’être bien particulier : l’être humain ;

  • l’être-social-historique en tant qu’émergence d’une nouvelle forme ontologique définie comme ensemble à chaque fois particulier des institutions et des significations que ces institutions incarnent (« social »), et qui comme telle se trouve engagée dans un processus d’altération temporelle (« historique ») ;

  • l’être-sujet en tant qu’affirmation de l’autonomie radicale de la subjectivité humaine pensée comme réflexivité. L’être-sujet constitue la forme ultime du pour-soi où se trouve libéré l’imaginaire comme puissance de création explicite.3

Le philosophe est décédé juste avant que je puisse le rencontrer à Paris, j'aurais aimé lui faire voir les projets que nous menions avec des groupes. Désormais, la réalité virtuelle permet un partage formidable des imaginaires. J'ai pu expérimenter la puissance des projets dont le socle est l'imagination des participants. Une approche où chacun est invité à voir ses rêves, à les partager et à les traduire dans une réalité physique ou virtuelle par différentes formes d'expressions créatives, les résultats sont toujours riches et fabuleux.

« (...) sans l'imagination, nous ne saurions rien, nous ne pourrions rien dire. L'imagination commence avec la sensibilité ; elle est manifeste dans les données les plus élémentaires de la sensibilité, » écrit Cornélius Castoriadis. Éveiller la sensibilité de mes étudiants, voilà l'objectif poursuivi dans cette deuxième moitié du temps zéro. Comment les encourager à voir leurs rêves, à les mettre en images ?4

Le mathématicien, Misha Gromov, qui a reçu le prix Abel 2009 pour ses contributions révolutionnaires en géométrie, écrit :

Cette quête d’images-guides ne se réfère aucunement à l’univers visible : « Ce que je vois n’est pas visuel ». La vision dont il s’agit ici est, comme pour les chamans, celle « d’un regard en-dedans » (Jacques Hadamard), d’un « regard retourné » qui voit et connait au-delà des yeux.5

Voilà, comment j'aimerais que mes étudiants puissent apprendre à voir.

Pour les Yanomami, les rêves forment une sorte de boucle de Möbius cognitive telle que l'explique l'anthropologue Bruce Albert, directeur à l'Institut de recherche pour le développement à Paris.

Les Yanomami distinguent « les gens qui seulement existent » et qui rêvent proche », par recomposition de souvenirs quotidiens, des « hommes-esprits » dont l’« intérieur » peut être emporté par les êtres-images (xapiri pë) de l’origine du monde. C’est grâce à cette « valeur de rêve » de ces Xapiri pë que les chamans rêvent loin et sont considérés comme des maîtres rêveurs (marimata pë). Sessions chamaniques et rêves, endroit et envers en continuité l’un de l’autre, forment une sorte de boucle de Möbius cognitive qui leur donne accès à l’ordre sous-jacent du monde visible.6

Tout est lié dans l'univers. Chaque génération apprend à décoder les signes, chaque génération profite des découvertes des anciens. « Dans un monde complexe, la pensée mythique redevient un intercesseur, un moyen pour que les savants communiquent avec les non savants » écrit Claude Lévi-Strauss.7

Nous sommes d'abord et avant tout des êtres imaginants.

Le sujet est toujours imaginant quoi qu’il fasse. La psyché est imagination radicale. L’hétéronomie peut être vue comme un blocage. Pour un devenir autonome du sujet pour la création d’un individu imaginant et réfléchissant, il faut libérer l’imagination.

Cornelius Castoriadis

C'est pour toutes ces raisons, qu'il est essentiel dans un processus de création de ne jamais négliger l'amont, accorder le temps nécessaire à la rêverie créatrice. La responsabilité d'un créateur est d'apprendre à puiser dans le domaine subliminal. Les propos des plus grands découvreurs confirment bien que c'est le chemin. C'est du subliminal que leur sont venues spontanément leurs meilleures idées et souvent à un moment où il n'étaient pas activement engagés dans la recherche de solution à un problème. 

AUX ABORDS DU CHAOS

Plus nous sommes créatifs, plus nous marchons aux abords du chaos, sur une fine ligne qui permet d'un côté de puiser des informations extraordinaires et de l'autre de leur donner un sens et de les ordonner. Le rôle du sommeil est de nous empêcher d’être submergé par le bouillonnement de l’univers et du monde. Le sommeil est réparateur. Il nous permet d’y voir clair. Lire les billet sur le sommeil (lien à la fin de l’article).

Aucun chemin logique ne conduit des perceptions aux principes de la théorie, c’est l’harmonie préétablie de Leibniz telle que l’explique Einstein :

L’homme cherche à se former de quelque manière que ce soit, mais selon sa propre logique, une image du monde simple et claire.

L'œuvre scientifique est aussi une œuvre d'art. La science et l'art sont complémentaires. Une expérience scientifique est à sa manière une œuvre d'art, elle part souvent de la fantaisie d'un chercheur, d'une idée extraordinaire soufflée pendant le sommeil ou de moments de rêverie qui finira, après de nombreux calculs et expériences, par être validée dans la réalité.

Je ne saurais terminer ce billet sans recommander à tous les rêveurs éveillés de garder sur leur table de chevet La poétique de la rêverie de Gaston Bachelard, l'assurance d'approfondir votre réflexion sur le sujet !

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Voilà qui clôt la partie du cours, Le temps zéro. À ce moment, les étudiants sont invités à dessiner leur lieu idéal de création...

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