Stupidologie ⭕️ Êtes-vous intelligent.e ou seulement informé.e ?
L'imagination pour contrer la stupidité.
Un journaliste américain se retrouve par erreur dans une conversation Signal entre le vice-président et le secrétaire à la Défense. Un gouverneur interdit le fluor dans l'eau potable, balayant un siècle de santé publique. Ces événements ne relèvent pas du mensonge ordinaire — ils signalent autre chose. Une stupidité d'un genre nouveau, qui prospère paradoxalement à l'ère de l'information totale. La bonne nouvelle ? Son antidote existe, et vous le possédez déjà.
En janvier 2025, un journaliste de The Atlantic reçoit une notification sur son téléphone. Par erreur, il vient d'être ajouté à une conversation Signal hautement confidentielle portant répésur les opérations militaires américaines. Les autres participants ? Le vice-président des États-Unis et le secrétaire à la Défense. Cette anecdote, aussi kafkaïenne soit-elle, n'est pas une fiction dystopique. Elle illustre parfaitement le basculement de notre époque : nous ne vivons plus dans l'ère du mensonge, mais dans celle de la stupidité. Quelques semaines plus tard, le gouverneur de Floride signait une loi interdisant le fluor dans l'eau potable, revenant ainsi sur près d'un siècle de progrès en santé publique. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Connaissez-vous la stupidologie ?
La stupidité n'est pas l'ignorance. Elle n'est pas non plus la bêtise ordinaire qui nous afflige tous à un moment ou à un autre. Dans son sens étymologique, la stupidité renvoie à la « stupeur », cet état de conscience diminuée qui frôle l'inconscience. Être stupide, c'est manquer des facultés mentales de base, évoluer dans un brouillard cognitif qui nous empêche de saisir la réalité.
Mais la stupidité contemporaine revêt une forme plus perverse.
Comme l'observait Hannah Arendt, elle devient « insupportablement offensante » lorsqu'elle émane de personnes intelligentes. Ce n'est pas un défaut de capacité intellectuelle, mais un mode de fonctionnement qui remplace le jugement par la répétition et la compréhension par l'accumulation d'informations.
La pensée par le mimétisme
La philosophe allemande établissait une distinction cruciale entre deux types de compréhension. La compréhension préliminaire consiste à appliquer des concepts existants à des situations particulières. C'est un processus circulaire, souvent brillant dans son exécution technique, mais fondamentalement limité. La vraie compréhension, en revanche, mobilise l'imagination pour saisir la nouveauté radicale des événements humains et percevoir ce qui n'a jamais existé auparavant.
La stupidité politique actuelle se loge précisément dans cet entre-deux : elle mobilise une intelligence technique considérable tout en abandonnant toute quête de sens véritable.
Quand l'information remplace la compréhension
Notre confusion contemporaine entre comprendre et accumuler de l'information tient à ce que le philosophe Paul Edwards appelait les mondes fermés. Ces systèmes — marchés financiers, plateformes numériques, algorithmes — transforment la pensée en un simple dispositif de surveillance et de traitement de données. Ce qui était autrefois un instrument d'amélioration du monde s'est métamorphosé en dispositif d'observation passive.
Dans ces univers clos, tout événement concevable existe déjà quelque part, que ce soit sur l'ordinateur ou dans une banque de données. L'histoire s'achève, remplacée par une infinité de comportements prévisibles et catégorisables. La raison scientifique, qui nous permettait jadis de transformer le réel, se contente désormais de l'enregistrer.
Cette mutation a des conséquences dévastatrices. Lorsque des politiciens répètent des affirmations délirantes sur les vaccins ou l'immigration, ils ne mentent pas nécessairement au sens classique du terme. Ils recyclent des fragments d'information circulant dans des réseaux conspirationnistes, tels que des mèmes viraux. Ces individus peuvent sembler stupides, mais ils sont les produits d'une sphère médiatique où l'explication causale a été sacrifiée au mimétisme symbolique.
Les réseaux sociaux ont accéléré ce phénomène. Chaque affirmation, aussi absurde soit-elle, trouve instantanément sa caisse de résonance. Les algorithmes privilégient l'engagement plutôt que la véracité, la viralité plutôt que la pertinence. Résultat : nous nageons dans un océan d'informations tout en essayant tant bien que mal de comprendre ce qui se passe.
Le paradoxe est saisissant. Jamais l'humanité n'a disposé d'autant de données, de capacités de calcul et d'outils de traitement de l'information. Pourtant, jamais nous n'avons semblé aussi démunis face aux défis qui nous assaillent. Car ces outils, aussi puissants soient-ils, ne peuvent penser à notre place. Ils peuvent apprendre du passé à une vitesse vertigineuse, mais leur éventail de possibilités, bien qu'immense, reste fini. Ils ne peuvent concevoir ce qui n'existe pas encore.
Check-list de la stupidité
Voici quelques signes révélateurs :
1. L'absence de questionnement sur les conséquences. La stupidité ignore systématiquement la question : Et après ? Elle agit dans l'instant sans anticiper les effets en chaîne.
2. La circularité du raisonnement. Les mêmes arguments reviennent en boucle, appliqués mécaniquement à des situations pourtant différentes. C'est l'intelligence technique sans recul critique.
3. Le sacrifice de l'intérêt collectif au profit d'une logique de sabotage. Thorstein Veblen avait identifié ce mécanisme dès 1919 : le capitalisme prospère souvent en bloquant l'efficacité sociale plutôt que de la favoriser.
4. La confusion entre loyauté et jugement. Quand répéter une absurdité devient un serment d'allégeance, la pensée critique disparaît au profit de l'appartenance tribale.
5. L'accumulation d'informations sans synthèse. Des torrents de données, de graphiques, de chiffres qui ne racontent aucune histoire cohérente, qui ne produisent aucun sens.
6. L'incapacité à reconnaître la nouveauté radicale. Tenter de comprendre le présent uniquement à travers les grilles du passé, sans percevoir ce qui fait rupture.
7. La substitution du mimétisme à l'analyse. Répéter ce qui circule plutôt que de penser par soi-même, devenir un relais dans une chaîne de transmission plutôt qu'un sujet pensant.
Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle permet de naviguer dans le brouillard ambiant. La première étape pour échapper à la stupidité consiste à la reconnaître — chez les autres, et surtout en nous-mêmes.
Une solution ?
L'imagination comme antidote
Si la stupidité se définit par l'absence de jugement véritable, alors son antidote ne consiste pas en un simple retour à l'orthodoxie des experts. Ce serait retomber dans la compréhension préliminaire, certes préférable au chaos actuel, mais insuffisante pour saisir la singularité de notre moment historique.
La vraie compréhension, celle qu’Hannah Arendt appelait de ses vœux, exige de mobiliser une faculté trop souvent négligée : l’imagination. Non pas l'imagination fantaisiste qui nous fait fuir le réel, mais celle qui nous permet de « voir les choses dans leur juste perspective ». Cette imagination-là nous donne la force de mettre à distance une réalité trop proche pour que nous puissions mieux la voir et la comprendre, sans préjuger.
Penser en historien plutôt qu'en statisticien
Les actuaires et les analystes peinent à saisir un bouleversement, car leurs données proviennent toutes du passé. Comprendre véritablement notre époque requiert de percevoir les événements comme des ruptures, des anomalies, des disruptions radicales.
Cultiver le jugement esthétique en complément du jugement scientifique. La politique nous confronte de plus en plus à des situations inédites. Face à l'inédit, nous avons besoin d'une forme de sensibilité qui relève davantage de l'art que de la science.
Refuser l'externalisation du jugement. Les marchés, les algorithmes, les sondages peuvent éclairer nos décisions, mais ils ne peuvent les remplacer.
Déléguer notre capacité de jugement à des systèmes automatisés, aussi sophistiqués soient-ils, c'est renoncer à notre humanité.
Embrasser la pluralité des perspectives
La compréhension véritable naît de la confrontation avec l'altérité, de l'effort pour voir le monde sous d'autres angles que le nôtre. C'est un exercice d'élargissement de la conscience, pas de réduction à un dénominateur commun.
S'autoriser le recul contemplatif. Dans un monde obsédé par la réactivité immédiate, prendre le temps de réfléchir devient un acte de résistance. La vraie compréhension ne peut naître dans l'urgence perpétuelle.
To imagine or not to imagine
Nous voici donc à la croisée des chemins. D'un côté, la stupidité structurelle d'un système qui a externalisé le jugement humain vers les marchés, les plateformes et les machines. De l'autre, la promesse d'une compréhension authentique, fondée sur l'imagination et sur la capacité à penser ce qui n'a jamais été pensé.
L'ironie tragique de notre époque est que nous disposons d'outils intellectuels d'une puissance inouïe — intelligence artificielle, données massives, modélisation complexe — tout en sombrant dans une stupidité collective d'ampleur historique. Comme si le progrès technique s'accompagnait nécessairement d'une régression de la pensée.
Mais aux Cahiers de l’imaginaire, on ne pouvait omettre ce néologisme pour s’amuser et exercer notre créativité.
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Références
Davies, William. Stupidology: The Outsourcing of Judgment, *N + 1 magazine*, numéro 51, automne 2025.
Arendt, Hannah. Les Origines du totalitarisme, 1951.
Arendt, Hannah. Understanding and Politics, Partisan Review, 1953.
Edwards, Paul N. The Closed World: Computers and the Politics of Discourse in Cold War America, MIT Press, 1996.
Veblen, Thorstein. On the Nature and Uses of Sabotage, 1919.
Brooks, David. The Six Principles of Stupidity, The New York Times, janvier 2025.
Clinton, Hillary. How Much Dumber Will This Get?, The New York Times, mars 2025.
Seymour, Richard. Stupidity as Historical Force, avril 2025.
Un journaliste américain se retrouve par erreur dans une conversation Signal entre le vice-président et le secrétaire à la Défense. Un gouverneur interdit le fluor dans l'eau potable, balayant un siècle de santé publique. Ces événements ne relèvent pas du mensonge ordinaire — ils signalent autre chose. Une stupidité d'un genre nouveau, qui prospère paradoxalement à l'ère de l'information totale. La bonne nouvelle ? Son antidote existe, et vous le possédez déjà.