đ La Sagesse des arbres au Service de l'Architecture de Demain
Du rituel japonais du Shikinen Sengu aux traditions alpines du bois lunaire, le nouveau stade de Fukushima et lâEco Park Stadium rĂ©inventent notre rapport au bois, prouvant que la durabilitĂ© du futur puise sa force dans les savoir-faire ancestraux.
Création visuelle de Pierre Guité et Mid-Journey
Par une matinĂ©e brumeuse de dĂ©cembre, dans les montagnes bernoises, un bĂ»cheron consulte son calendrier lunaire avant dâattaquer un vieux mĂ©lĂšze avec sa tronçonneuse. La lune est dĂ©croissante. Nous sommes quelques jours avant la nouvelle lune. Le moment prĂ©cis oĂč il faut abattre un arbre si l'on souhaite construire pour des millĂ©naires.
Ă plus de neuf mille kilomĂštres de lĂ , Ă Fukushima, un autre projet prend forme : le premier stade de football entiĂšrement construit en bois du Japon. Il existe un fil rouge entre ces deux scĂšnes : une tradition sĂ©culaire de gestion d'une ressource renouvelable, la forĂȘt.
Fukushima, Japon
Vue dâartiste du futur stade dans son environnement. CrĂ©dit Photo : Vuild
PrĂ©sentĂ© Ă la Biennale d'Architecture de Venise en 2025, le nouveau stade du Fukushima United FC est entiĂšrement construit en bois. Son caractĂšre rĂ©volutionnaire ne s'arrĂȘte pas lĂ . Trois innovations majeures projettent ce stade Ă l'avant-garde de l'architecture durable.
D'abord, sa construction repose sur une conception modulaire et circulaire. Les grandes poutres en bois lamellĂ© proviennent exclusivement des forĂȘts rĂ©gionales de Fukushima. Elles sont assemblĂ©es sans fixation permanente. Elles peuvent facilement ĂȘtre dĂ©montĂ©es et, au besoin, ĂȘtre recyclĂ©es.
Ensuite, câest un modĂšle participatif. Les habitants, les supporters, tous sont invitĂ©s Ă participer Ă sa construction. Cette dĂ©marche rappelle les rituels traditionnels japonais qui unissaient les communautĂ©s autour d'un projet commun. Son architecture rend d'ailleurs hommage au patrimoine local â la toiture, avec ses lignes triangulaires abruptes, Ă©voque les maisons historiques du village voisin d'Ćuchi-juku.
Enfin, l'approche écologique du projet repose sur l'architecture passive. L'orientation du bùtiment, la ventilation naturelle et le choix des matériaux minimisent les besoins de chauffage et de climatisation. Des programmes de reforestation et de formation au travail du bois accompagnent le projet, garantissant que chaque arbre coupé soit remplacé et que le savoir-faire traditionnel soit transmis.
Shikinen Sengu
Pour comprendre ce que le stade de Fukushima reprĂ©sente dans la culture japonaise, il faut remonter treize siĂšcles en arriĂšre, jusqu'aux sanctuaires d'Ise. LĂ -bas, depuis 690 aprĂšs J.-C., se perpĂ©tue l'une des traditions architecturales les plus fascinantes du monde : le Shikinen Sengu. Tous les vingt ans, sans exception, les deux sanctuaires principaux â Naiku et Geku â sont entiĂšrement dĂ©molis et reconstruits Ă l'identique, sur un site adjacent. Plus de cent soixante-dix structures, des arches torii aux bĂątiments annexes, renaissent ainsi de leurs cendres.
Ce rituel dĂ©fie notre conception occidentale de la pĂ©rennitĂ©. En Occident, on bĂątit dans la pierre, le bĂ©ton, l'acier â pour durer, pour rĂ©sister au temps. Au Japon, on reconstruit inlassablement avec le bois â et c'est prĂ©cisĂ©ment cette reconstruction qui rend les sanctuaires Ă©ternels. Le concept de Tokowaka, « Ă©ternellement jeune », rĂ©sume cette philosophie : en changeant constamment, on demeure inchangĂ©. La permanence naĂźt de l'Ă©phĂ©mĂšre.
Trois dimensions essentielles
Le Shikinen Sengu requiert trois dimensions essentielles. D'abord, l'utilisation de ressources locales : jusqu'Ă dix mille cyprĂšs japonais hinoki sont nĂ©cessaires Ă chaque reconstruction, provenant des forĂȘts rĂ©gionales et d'une forĂȘt appartenant au sanctuaire lui-mĂȘme. Les arbres sont coupĂ©s dans les montagnes, transportĂ©s par flottaison sur les riviĂšres, puis trempĂ©s deux ans dans des bassins pour en extraire l'huile. Ils sont ensuite empilĂ©s pendant un an Ă l'extĂ©rieur pour s'acclimater, avant d'ĂȘtre sciĂ©s et prĂ©parĂ©s. Le processus complet dure huit ans.
Ensuite, la mobilisation communautaire : lors de cérémonies comme l'Okihiki, des centaines de résidents tirent ensemble les chariots chargés de bois jusqu'au site de construction, au son du kiyari-uta, un chant de travail qui rythme les tùches collectives. Chacun apporte également deux pierres blanches pour les déposer autour du nouveau sanctuaire.
Création visuelle de Pierre Guité et Mid-Journey
Enfin, la transmission du savoir-faire artisanal : le cycle de vingt ans permet aux charpentiers d'apprendre leur mĂ©tier comme apprentis dans leur jeunesse, de le maĂźtriser Ă l'Ăąge adulte, et de le transmettre Ă leur tour en fin de carriĂšre. Ce rythme garantit que les techniques ancestrales ne se perdent jamais. Le bois des anciens sanctuaires n'est d'ailleurs jamais gaspillĂ©. Il est recyclĂ©, offert Ă d'autres sanctuaires Ă travers le Japon, oĂč il poursuit sa vie sous forme de structures secondaires. Rien ne se perd. Tout circule.
Cette philosophie d'un bois circulaire et durable ne se limite pas au Japon, un autre stade en bois sera construit sous peu Ă Stroud.
Stroud, Grande Bretagne
Vue dâartiste du futur Eco Park Stadium dans son environnement. CrĂ©dit Photo : Zaha Hadid Architects
L'Eco Park Stadium, conçu pour le club anglais des Forest Green Rovers, est un projet remarquable Ă plus d'un titre. Il s'agit de l'un des derniers designs auxquels Zaha Hadid a personnellement contribuĂ© avant son dĂ©cĂšs en mars 2016, comme l'attestent les crĂ©dits du projet mentionnant sa conception en collaboration avec son partenaire Patrik Schumacher. Bien que le travail de design ait Ă©tĂ© initiĂ© par Zaha Hadid elle-mĂȘme, c'est son agence, Zaha Hadid Architects, qui a remportĂ© le concours en novembre 2016, plusieurs mois aprĂšs sa disparition. Le projet a ensuite connu un long parcours administratif avant d'obtenir son approbation dĂ©finitive fin 2024. Actuellement (fin 2025), les travaux prĂ©paratoires du site sont terminĂ©s, la construction du stade principal devrait commencer bientĂŽt.
Le Bois Lunaire :
Science ou superstition ?
Si le Japon cultive ses traditions sĂ©culaires autour du bois, d'autres pays entretiennent des pratiques tout aussi anciennes. En Suisse, en Autriche, dans les Alpes et jusqu'en Amazonie, une croyance traverse les siĂšcles : la lune influe sur la qualitĂ© du bois. On l'appelle le bois lunaire, ou Mondholz. La tradition veut qu'un arbre abattu en lune descendante, idĂ©alement quelques jours avant la nouvelle lune d'hiver, produise un bois supĂ©rieur â plus durable, moins sujet aux attaques d'insectes et plus stable lors du sĂ©chage.
Cette pratique repose sur une théorie simple : tout comme la lune influence les marées océaniques, elle agirait sur la sÚve des arbres. En lune descendante, la sÚve refluerait vers les racines, laissant le tronc moins gorgé d'eau. Un bois pauvre en sÚve serait moins nutritif pour les parasites, sécherait plus rapidement et se fissurait moins. Les charpentiers suisses assurent que les bardeaux d'un arbre bien abattu durent dix-sept ans, contre sept ans pour un tronc coupé au mauvais moment.
Longtemps relĂ©guĂ©e au rang du folklore, cette croyance a pourtant attirĂ© l'attention de chercheurs rigoureux. Ernst ZĂŒrcher, professeur en sciences du bois Ă la Haute Ăcole spĂ©cialisĂ©e bernoise et chargĂ© de cours aux Ăcoles polytechniques fĂ©dĂ©rales de Lausanne et de Zurich, s'est penchĂ© sur la question. IntriguĂ© par l'universalitĂ© de ces traditions â du BrĂ©sil Ă la Suisse, en passant par le PĂ©rou â, il a Ă©tudiĂ© le bois de quatre cent trente-deux Ă©picĂ©as et de cent quarante-quatre chĂątaigniers, coupĂ©s Ă diffĂ©rentes dates. Ses rĂ©sultats, publiĂ©s en 1998 dans la revue scientifique Nature, puis approfondis dans la revue Trees, ont rĂ©vĂ©lĂ© quelque chose d'inattendu.
ZĂŒrcher a dĂ©couvert que la lune provoque de vĂ©ritables marĂ©es dans les troncs d'arbres. Deux fois par jour, exactement selon le rythme lunaire de 24,8 heures, le diamĂštre des troncs enfle puis se rĂ©tracte de quelques centiĂšmes de millimĂštre. Cette variation, invisible Ă l'Ćil nu mais parfaitement mesurable, persiste mĂȘme aprĂšs l'abattage, tant que le cambium â l'assise gĂ©nĂ©ratrice des cellules â demeure vivant. Selon, lâhypothĂšse de ZĂŒrcher, sous l'influence de l'attraction lunaire, l'eau migre Ă l'intĂ©rieur des cellules, quittant le cytoplasme pour se loger dans les parois cellulaires.
Ses travaux suggĂšrent Ă©galement que le rapport entre l'eau libre et l'eau liĂ©e dans le bois varie selon la phase lunaire au moment de l'abattage. Un arbre coupĂ© en lune descendante contiendrait plus d'eau liĂ©e, ce qui, paradoxalement, favoriserait un sĂ©chage plus homogĂšne et rĂ©duirait les fissures. Ces rĂ©sultats restent modestes â ZĂŒrcher parle d'un « phĂ©nomĂšne petit, mais significatif » â et la communautĂ© scientifique demeure divisĂ©e. Certains chercheurs, comme Alexis Achim de l'UniversitĂ© Laval Ă QuĂ©bec, soulĂšvent des objections : « si la lune a un effet cyclique sur le bois vivant, pourquoi cet effet s'arrĂȘterait-il soudainement aprĂšs l'abattage ? » Et ajoute-t-il : « puisque le bois est sĂ©chĂ© industriellement jusqu'Ă un taux d'humiditĂ© prĂ©cis, quelle importance aurait la teneur initiale en eau ? »
Pourtant, les charpentiers qui travaillent avec du bois lunaire insistent : les diffĂ©rences sont rĂ©elles. Les charpentes historiques d'Europe, celles qui tiennent depuis des siĂšcles sans traitement chimique, tĂ©moignent d'une chose : nos ancĂȘtres savaient quelque chose. Peut-ĂȘtre pas la physique exacte, mais l'observation empirique, patiente, gĂ©nĂ©ration aprĂšs gĂ©nĂ©ration.
Les charpentes séculaires
Création visuelle de Pierre Guité et Mid-Journey
Que le bois lunaire relÚve de la science avérée ou de la sagesse empirique, une réalité demeure : les charpentes construites avec du bois coupé en hiver, en lune descendante, traversent les siÚcles. La raison principale tient à la biologie de l'arbre. En hiver, l'arbre entre en repos végétatif. Sa sÚve, riche en amidon et en sucres, se retire vers les racines. Le tronc devient biologiquement inerte et pauvre en nutriments.
Cette pauvretĂ© est une force. Les insectes xylophages â vrillettes, capricornes â se nourrissent d'amidon. Un bois dĂ©pourvu de ces substances ne les intĂ©resse pas. De mĂȘme, les champignons responsables de la pourriture ont besoin d'humiditĂ© et de nutriments pour prospĂ©rer. Un bois sec et pauvre leur offre un terrain hostile. Sans traitements chimiques, sans pesticides, le bois hivernal rĂ©siste naturellement aux parasites et Ă la dĂ©gradation.
Le séchage joue également un rÎle crucial. Un bois coupé à faible teneur en sÚve sÚche de maniÚre plus homogÚne. Les tensions internes se réduisent, les fissures se raréfient, les poutres conservent leur forme. Cette stabilité, acquise dÚs le séchage, perdure pendant des siÚcles. Les charpentes ne travaillent plus, ne gauchissent pas, ne se tordent pas. Elles demeurent, silencieuses et solides, comme des témoins immobiles du temps qui passe.
Le passé habite le présent
Le stade de Fukushima ou les charpentes alpines â deux expressions d'une mĂȘme conviction. Le bois, lorsqu'il est respectĂ©, choisi et travaillĂ© avec attention, peut dĂ©fier les siĂšcles. Face Ă la crise climatique, face Ă l'urgence de repenser nos modes de construction, ces traditions offrent plus qu'une nostalgie pittoresque. Elles proposent un modĂšle.
Construire en bois local, impliquer les communautĂ©s, transmettre les savoir-faire, respecter les rythmes naturels â tout cela dessine les contours d'une architecture soutenable. Le stade de Fukushima ne se contente pas de symboliser la rĂ©silience d'une rĂ©gion meurtrie. Il trace une voie, comme lâEco Park Stadium, pour l'avenir des infrastructures sportives mondiales, prouvant qu'un projet d'envergure peut s'intĂ©grer harmonieusement dans son environnement, social comme Ă©cologique.
Références
1. Sur le stade de Fukushima (Vuild)
Projet, Architecte et Design :
Vuild to crown Fukushima football stadium with rippled timber roof. Vuild, architecte, Fukushima United FC, 5 000 places, toit en bois ondulé, conception pour démontage et réutilisation, participation de la communauté. Dezeen. (4 septembre 2025).
Fukushima United to Build Japan's First Timber Stadium Designed to Be Disassembled and Reused. Parametric Architecture. (6 septembre 2025). "
Biennale de Venise :
Japan: Fukushima to build first fully wooden japanese football stadium! StadiumDB.com (24 septembre 2025).
Sur le rituel du Shikinen Sengu
Understanding true âsustainabilityâ as demonstrated by Ise Jingu's 2000-year-old traditions. Visit Mie.
Iseâs Shikinen SengĆ«: A Ritual of Rebirth. Nippon.com. (13 avril 2013). "
Sur l'Eco Park Stadium :
Forest Green Rovers Eco Park Stadium, Zaha Hadid Architects
Plans for Forest Green Rovers new eco-friendly wooden football stadium given the green light, ITV News. (4 décembre 2024).
Sur le Bois Lunaire (Mondholz) :
ZĂŒrcher, E., Cantiani, M.G., Sorbetti-Guerri, F. (1998). Lunar-related variations in tree water dynamics. Nature, 392, 665, 1998.
ZĂŒrcher, E. (2010). Lunar Rhythms In Forestry Traditions â Lunar-Correlated Phenomena In Tree Biology And Wood Properties. Trees - Structure and Function, 24, 639â645.
Université Laval (Faculté de foresterie, de géographie et de géomatique). Alexis Achim.
Francis Hallé, Penser les arbres. Par Simone Douek. France Culture - à voix nue.
Face Ă lâurgence climatique, lâarchitecte Mariam Issoufou rĂ©invente lâarchitecture bioclimatique en intĂ©grant savoirs ancestraux et innovations durables.