🍃 Les animaux sauvages à la rescousse de notre ñme

Traversons-nous une crise symbolique ? Jung nous le rappelait : quand la conscience rationnelle se coupe des images profondes de l’inconscient collectif, l’ñme se dessùche. Le vide, l’angoisse, la solitude existentielle s’installent. Comment recoudre ce lien ? Parfois, un animal suffit à nous reconnecter.

Levraut, soigné par un humain, symbole de vulnérabilité

CrĂ©ation visuelle : Pierre GuitĂ© et Mid-Journey - Un levraut fragile, blotti dans la chaleur d’une main : la tendresse du sauvage.


Selon Carl Gustav Jung, l’ñme humaine n’est pas uniquement consciente. Elle est aussi constituĂ©e d’archĂ©types hĂ©ritĂ©s depuis les origines de l’humanitĂ©. Il existerait, selon lui, un conflit profond entre la conscience rationnelle et l'inconscient collectif. Ces archĂ©types influencent nos pensĂ©es, nos Ă©motions et nos comportements, sans que nous en soyons pleinement conscients. 

Par notre rationalisme et notre individualisme extrĂȘmes, nous tendons Ă  nĂ©gliger, voire Ă  rĂ©primer, ces Ă©lĂ©ments inconscients. Cela provoque un dĂ©sĂ©quilibre, des angoisses, des nĂ©vroses et un sentiment de vide existentiel. Lorsque la conscience se sĂ©pare trop nettement de l’inconscient, les individus ressentent un sentiment profond de solitude et de perte de sens. C’est prĂ©cisĂ©ment dans cette rupture entre l’individu et les images symboliques profondes de l’inconscient collectif que rĂ©sident les problĂšmes de l'Ăąme moderne.

Comment se reconnecter ?  

C'est ici que les animaux sauvages entrent en scĂšne, non comme simples compagnons, mais comme mĂ©diateurs entre notre conscience Ă©triquĂ©e et ces archĂ©types oubliĂ©s. L'animal incarne ce que Jung appelait l'Ăąme instinctive — cette part de nous qui sait sans rĂ©flĂ©chir.

Tenter de retrouver une certaine harmonie avec la nature ouvrirait une voie vers un nouvel Ă©quilibre.  Depuis quelques annĂ©es, de nombreux ouvrages sont publiĂ©s dĂ©crivant la relation que les auteurs ont dĂ©veloppĂ©e avec des animaux sauvages.  

Par exemple, le livre de Catherine Raven, Fox and I, dans lequel l’auteure raconte son amitiĂ© improbable avec un renard sauvage. Catherine a grandi dans un foyer abusif et se sentait isolĂ©e. Sa vie a changĂ© grĂące Ă  la confiance que lui a tĂ©moignĂ©e un renard qui lui rendait rĂ©guliĂšrement visite. Cette relation lui a permis de dĂ©velopper une estime de soi.

Helen Macdonald avec H is for Hawk, Carl Safina avec Alfie and Me (un hibou malade trouvĂ© puis Ă©levĂ© par l’auteur), et Frieda Hughes avec son livre George consacrĂ© Ă  une pie espiĂšgle racontent comment les auteurs ont vu leur vie transformĂ©e par le contact inĂ©dit avec un animal sauvage. 

Ces rĂ©cits ont plusieurs points communs : souvent, les auteurs traversent des pĂ©riodes difficiles (deuil, trauma, perte) et trouvent dans ces relations un rĂ©confort inattendu. Ces contacts avec des animaux sauvages dĂ©veloppent leur empathie et leur compassion. Ils modifient la perception qu’ont les auteurs d’eux-mĂȘmes.

Ces rĂ©cits possĂšdent souvent une tension narrative liĂ©e Ă  la fragilitĂ© et Ă  la briĂšvetĂ© de ces relations exceptionnelles. Frieda Hughes dĂ©crit ainsi comment elle a profondĂ©ment ressenti la perte de George, sa pie apprivoisĂ©e, lorsqu'elle l’a quittĂ©e. Catherine Raven, quant Ă  elle, n’a plus revu son renard suite Ă  un feu de forĂȘt.

Ces rĂ©cits connaissent un grand succĂšs car ils rĂ©pondent Ă  un besoin humain profond et ancestral : celui de nouer des liens Ă©troits avec le monde animal. Ils offrent un regard privilĂ©giĂ© sur des animaux sauvages que la plupart d’entre nous ne rencontreront jamais de prĂšs, tout en enrichissant la perception que nous avons de notre propre humanitĂ©.

Chloe Dalton et son liĂšvre

Au petit matin, Chloe découvre un levraut à peine ùgé de quelques jours, abandonné et exposé au danger sur un chemin de campagne. Incertaine mais poussée par un instinct protecteur, elle décide de recueillir temporairement l'animal afin de le sauver des prédateurs et d'une mort certaine, et ce, malgré les avertissements d'un expert local qui affirme qu'il est presque impossible d'élever un liÚvre sauvage en captivité.

Les premiĂšres semaines s’avĂšrent dĂ©licates. Chloe apprend peu Ă  peu les besoins spĂ©cifiques de son protĂ©gĂ©. Elle dĂ©couvre que les levrauts sont extrĂȘmement fragiles et que leur survie dĂ©pend d'une alimentation adaptĂ©e et d'un environnement calme, afin d'Ă©viter tout stress. Elle commence Ă  nourrir l'animal avec un substitut de lait destinĂ© aux chatons et construit un nid improvisĂ© Ă  partir d'herbes sĂšches, reproduisant ainsi son habitat naturel.

Au fil des jours et des semaines, une relation profonde se noue entre elle et le levraut, bien qu'elle veille à ne pas le domestiquer totalement afin de préserver ses instincts naturels. Elle observe avec fascination son développement physique rapide, la précision de ses mouvements et les nuances infinies de sa fourrure qui lui permettent de se camoufler.

Les premiÚres tétées

Les premiers jours, nourrir le levraut est une véritable épreuve. Chloé doit improviser avec une pipette destinée aux cosmétiques. Elle décrit comment le levraut agrippe avec délicatesse la bouteille de ses minuscules pattes. Ces moments renforcent leur attachement mutuel.

Un langage secret

Le levraut dĂ©veloppe peu Ă  peu un son doux et presque inaudible, « chit-chit-chit », lorsqu’il explore la maison ou se trouve prĂšs d’elle. Plus tard, il produit mĂȘme une sorte de chant discret, « un son musical inexplicable », alors qu’elle avait lu que les liĂšvres ne possĂ©daient pas de vĂ©ritables cordes vocales. Ce langage secret devient une manifestation d’affection et de tranquillitĂ©, un langage qui n’a de cesse d’intriguer ChloĂ©.

Le refus d’ĂȘtre enfermĂ©

L’une des anecdotes les plus frappantes se produit lorsque Chloe suit les conseils d'un site spĂ©cialisĂ© et construit un enclos sĂ©curisĂ© pour le levraut, pensant ainsi le protĂ©ger. TrĂšs vite, celui-ci manifeste son stress et son inconfort en laissant des marques d’urine inhabituelles, voire inquiĂ©tantes. Chloe comprend immĂ©diatement son erreur, dĂ©monte l’enclos et redonne au levraut sa libertĂ© dans la maison. Ce geste marque un tournant fort dans leur relation, oĂč Chloe respecte dĂ©sormais pleinement les instincts naturels du liĂšvre.

Un visiteur inattendu

Avec le temps, le levraut apprend Ă  monter les escaliers vers la chambre Ă  coucher de Chloe. Il prend l’habitude de dormir sous son lit pendant qu’elle travaille, juste au-dessus de son bureau. Parfois, il descend discrĂštement les marches, s’installe derriĂšre elle et Ă©coute calmement ses appels en visioconfĂ©rence. Chloe s’émerveille devant la capacitĂ© d’un animal sauvage Ă  devenir aussi calme et Ă  l’aise dans un environnement humain.

Des goûts alimentaires surprenants

Chloe décrit avec amusement et tendresse les tentatives pour trouver les préférences culinaires du levraut. Il refuse les fraises, mais adore les framboises, les dégustant lentement, méthodiquement, comme un gourmet.

Un miroir de soi

Enfin, l’un des aspects les plus intrigants du rĂ©cit est la façon dont la relation avec le levraut devient, pour Chloe, une rĂ©flexion profonde sur sa propre vie. HabituĂ©e Ă  la vitesse, au stress et aux responsabilitĂ©s de la vie politique internationale, elle observe chez l’animal une sĂ©rĂ©nitĂ© naturelle, une acceptation instinctive du rythme lent des choses. La prĂ©sence du levraut devient thĂ©rapeutique, modifiant subtilement ses prioritĂ©s et son rythme personnel.

Chloe voue une véritable admiration pour cet animal. Elle refuse de lui donner un nom afin de marquer une distance nécessaire pour préserver sa nature sauvage. Néanmoins, elle l'appelle tendrement little one (petit). Ce lien singulier lui offre aussi un moyen de réfléchir à sa propre vie, autrefois centrée sur son travail dans le domaine de la géopolitique. Elle mise désormais sur une vie plus simple, un rythme plus lent.

Le livre explore Ă©galement les aspects biologiques et Ă©cologiques de l’espĂšce : la vie difficile des liĂšvres, leur taux Ă©levĂ© de mortalitĂ© dĂ» aux prĂ©dateurs, aux machines agricoles et Ă  l’urbanisation croissante. Chloe dĂ©crit minutieusement les habitudes alimentaires et comportementales du levraut, cherchant constamment Ă  reproduire un environnement aussi naturel que possible pour l’aider Ă  recouvrer un jour son indĂ©pendance.

Au fur et Ă  mesure que le levraut grandit, ChloĂ© se prĂ©pare progressivement Ă  le relĂącher dans la nature, consciente que malgrĂ© son affection, son destin doit ĂȘtre celui d'un animal sauvage libre, non d'un animal domestiquĂ© ou captif. L’histoire devient ainsi une mĂ©ditation sur le respect profond de la vie sauvage et les limites de l’intervention humaine.

Raising Hare est autant un rĂ©cit intime qu’un tĂ©moignage poĂ©tique sur la beautĂ©, la vulnĂ©rabilitĂ© et l’importance de prĂ©server la faune sauvage. C'est aussi l'histoire d'une transformation personnelle profonde, oĂč l'auteure dĂ©couvre une connexion inattendue avec la nature Ă  travers un ĂȘtre vivant fragile, rĂ©vĂ©lant les tensions entre amour, attachement et nĂ©cessitĂ© de libertĂ©.



Références

Alexandra Alter, A Hare, a Fox, an Owl, a Snail: Animal Memoirs Are Going Wild, New York Times. 

C.G. Jung, ProblĂšmes de l’ñme moderne, Buchet Chastel. 

Chloe Dalton, Raising Hare, Canongate. 


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đŸ”Č Paris 1874, au cƓur de la rĂ©volution impressionniste