Les Cahiers de l'imaginaire

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<strong>⭕️ Le temps zéro</strong>

Pour cette exposition, mise en scène par David Lynch, six scientifiques et six artistes ont partagé leur vision du monde.

« Le théorème que l'on cherche existe de toute éternité, mais pour le formuler puis le découvrir, il faut inventer un chemin. »

— Don Zaglier

Lorsque Polytechnique de Montréal m'a invitée à participer à l'élaboration d'un cours sur la créativité pour les doctorants, j'ai eu envie de commencer par Le temps zéro. J'ai pensé que cela parlerait autant aux mathématiciens qu'aux ingénieurs en génie civil, physique, industriel ou nucléaire. J'avais trouvé ma porte d'entrée pour leur parler d'art et de poésie sans trop les choquer !

En fait, l'idée m'a été soufflée (on n'invente rien, on réinterprète) par la fabuleuse exposition Mathématiques, un dépaysement soudain organisée par la Fondation Cartier à Paris en 2012-2013. Le catalogue de l'exposition est devenu, pour moi, un carnet de rêves. Je ne suis ni mathématicienne ni une savante scientifique, mais ceux qui pratiquent ces métiers me font rêver. La passion avec laquelle ils parlent de la relation entre les nombres et l'univers est une véritable poésie.

Mon cours se divise en plusieurs temps. La première partie, Réflexion-Intention consiste au Temps zéro, au Temps du monde et à Votre temps. Viens ensuite, la deuxième partie Création-diffusion, le temps de créer, les jeux du possible et un micro living-media lab. 

Comme nous tous — et peut-être plus encore — mes étudiants sont pressés et occupés, je souhaite leur transmettre des clés pour les aider à réussir leur vie, les faire rêver, même si je sais qu'ils sont très préoccupés par leur doctorat et pas très enclins à parler d'autres choses que de leurs recherches. Ils ont souvent des familles, parfois un travail, et doivent, en plus, réussir ce défi important dans leur vie. Plusieurs viennent d'un pays étranger, expérimentant simultanément l'immersion dans une nouvelle culture. Ils ont donc besoin de tout le soutien possible.

Mes étudiants sont toujours étonnés, parfois déstabilisés, par le style de mon séminaire qui se démarque de tout ce qu'ils ont connu avant, véritable pas de côté. Chose certaine, ils n'oublieront pas ce cours hors normes qui se veut une bouffée créative et poétique, même si pour certains cela pourrait être considéré comme une perte de temps dans une période où ils en ont si peu.

Qu'est-ce qu'une meilleure productivité en science peut avoir en commun avec le rêve, la poésie, la culture et les jeux ?

Certains doutent même que la créativité puisse être un atout dans leurs recherches. Et vous, qu'en pensez-vous ? Pour vous aider à vous faire une opinion, je vous invite à nous accompagner... Prêt pour la balade ?


PLANTER LE DÉCOR

Pourquoi le temps zéro ?

Pour ne jamais oublier de lâcher-prise. Impossible de créer si on n'accepte pas le silence, l'ennui et la solitude. C'est le prix à payer pour se créer un espace de liberté.

« On ne va pas au fond de soi sans s’être ennuyé un jour. »

— Anselm Keifer

Photo©Francesca Woodman « Puis à un certain moment, je n'ai pas eu à transcrire les notes, elles sont tombées directement de mes mains au papier. »

 « Laisser tomber sur le papier et cela agit. »
dit aussi le célèbre plasticien Anselm Kiefer.

Et il a bien raison ! Ce conseil vaut pour tous. Que l'on soit artiste ou scientifique comme on le verra plus loin dans ce post.

Se créer un espace de liberté

Si on y réfléchit bien, se créer un espace de liberté intérieure est la première responsabilité qui incombe à chacun. Une fois l'esprit détendu, prenant conscience que ce n'est pas en se stressant inutilement que nous arriverons à de meilleurs résultats, j'invite mes étudiants à vagabonder. Leur mission est de s'oxygéner en se promenant le plus possible à l'extérieur. Notre cerveau consomme un cinquième de nos besoins en oxygène, c'est dire à quel point, nous avons besoin de respirer profondément. Un esprit créatif cherche les parcs, les forêts, la nature. Je leur conseille de choisir les promenades les plus agréables pour se rendre au travail, plutôt que les plus rapides. Et j'ose ajouter : « Sans le savoir, cela vous fera gagner du temps. » Regards sceptiques  !

VAGABONDER

Après avoir tenu de tels propos, je les entraîne dans une promenade dont ils ne connaissent pas la destination. Comme pour illustrer ce futur qui est déjà là, mais que nous ne voyons pas encore. Je déroule une succession de surprises pour rendre le parcours plus ludique et les encourager à être pleinement dans le moment présent.

Une succession de sauts hors de leur zone de confort, une manière de s'exercer pour avancer plus sereinement avec les incertitudes que toute vie porte en elle. Qui peut être assuré de ce que la vie lui réserve dans la prochaine heure ? C'est à nous d'inventer de micro-promenades pour nous exercer à créer des espaces de liberté comme autant de petits trous poétiques dans nos agendas surchargés.

Rien de mieux que le mouvement pour stimuler notre cerveau et ses 1 000 milliards de neurones et ses 1 000 000 de connexions entre chacune d'elles. Les premiers hommes marchent depuis 2 000 000 d’années, nous ne sommes pas programmés pour rester sans bouger. C’est en se déplaçant que l’homme a libéré ses membres avant et a commencé à manipuler des outils. Dès lors, la marche n’est plus qu'un simple moyen de déplacement, elle devient le moyen par lequel l’homme projette son action.

Depuis que j’enseigne en marchant, je découvre que la plupart des penseurs et créateurs sont de grands marcheurs, associant leurs réflexions aux types de promenades qu’ils font. Lorsque Socrate marche dans Athènes, sa philosophie est étroitement liée à l’accumulation d’objets, de scènes, d’anecdotes lui permettant de partir du concret pour arriver à l’idée. Il aura l’occasion de sortir de la ville et pourra constater, se sentant alors attiré vers le lyrique et le mythologique que le type de promenade modifie son type de pensée.1

Jean-Jacques Rousseau  introduit dans la littérature et la philosophie l’importance de la marche. Il souligne l’importance du corps dans la marche. Il décrit ce qu’il ressent : la fatigue, le mouvement, la solitude, le souffle, l’effort...  Marcher ainsi en solitaire est à son époque un acte roturier. Pour le philosophe, il s’agit d’un engagement économique et politique, cette marche le rapproche du peuple et d’un certain type de pensée.2

Pour Nietzsche, l'acte de marcher est un déséquilibre systématiquement rattrapé, les pensées élaborées pendant la marche sont des idées nouvelles qui donnent à réfléchir, obligent à chercher un sens nouveau, ce qui amène à être en « déséquilibre » par rapport aux idées reçues. On se met en danger par le doute puis on trouve quelque chose, on se rattrape et on avance… La philosophie de Nietzsche sera en permanence en lien avec les paysages traversés.3

La pensée vient en marchant est une évidence moderne. Baudelaire établit une forme de marche moderne dans la ville. Les surréalistes (Aragon, Breton...) cherchent des lieux de hasard qui provoquent le surréalisme.4

Basho, poète reconnu mondialement, destiné à devenir samouraï, décide de partir pour un long voyage à pied, seul, par tous les temps à travers le Japon. Chaque soir, avant de s'endormir, il élabore ses fameux haïkus : poèmes courts aux règles très strictes, de 17 syllabes en traduction française. Pour y arriver, il lui a fallu marcher toute la journée. Le soir, à main levée avec son pinceau, il écrira d’un seul jet tout ce qu’il a médité dans la journée.5

Voilà, comment j'accueille mes étudiants plus férus de techniques et de sciences que de philosophie, d'art ou de poésie. Au début, ils sont forcément étonnés. Entre chaque énoncé, on fait quelques pas pour laisser descendre doucement l'idée (et rattraper le déséquilibre nietzchien)… plus les heures passent, plus certains ont mal aux jambes et me taquinent en disant qu’ils ont plutôt l’habitude de faire travailler leurs 'muscles cérébraux'. Mon objectif est de les convaincre que s’ils prennent soin de leur corps en s’offrant ne serait-ce qu’une promenade quotidienne, ils seront de meilleurs scientifiques, plus créatifs et productifs.

APPRENDRE  À VOIR

On ouvre ensuite une porte encore plus intéressante. On entre de plain-pied dans l’imaginaire. On fait une excursion dans le temps, chez les Sumériens, au moment où ils inventaient à la fois l’astronomie, l’agriculture, l’écriture et la première numération à partir des doigts de la main.

Regarder le ciel comme une page écrite

C’est à ce moment précis que nos ancêtres ont amorcé une démarche scientifique, essayant de comprendre  les liens entre le ciel et la terre. Regarder le ciel comme une page écrite. Vous imaginez un peu, le ciel était leur livre de référence, leur bible quotidienne. Allant des questions comme quel temps fera-t-il demain ? La récolte sera t-elle bonne cette année ? ou Quel est le sens de l'existence ? 

Qu'y a-t-il de plus évocateur que d’imaginer tous ces grands moments de l’humanité où nos ancêtres ont été inventé le zéro, les nombres imaginaires et les nombres irrationnels ?

Ce que l'on voit et ce que l'on croit voir.

Cette partie du cours est une chevauchée rapide, impossible de faire plus long dans un court séminaire, mais comment ne pas aborder l'exemple de la civilisation des Îles Vanautu, pour qui certains motifs, dessins tracés dans le sable des plages, jouaient un rôle très important dans la vie sociale : « tantôt messages presque ordinaires, tantôt œuvres d’art ou encore l’expression de mythes et de rituels sacrés. « Leur complexité pointe du doigt la théorie des entrelacs, objets idéalisés par les mathématiciens, mais pour lesquels les habitants de Vanautu avaient déjà développé une sorte de classification. La théorie des nœuds, qui en est une des composantes, a connu un développement spectaculaire au XXeS en liaison avec le développement de la topologie (étude des espaces à déformation près) un contexte qui convient à l’étude des nœuds. », nous explique Jean-Pierre Bourguignon. 

« Plus récemment ce sont des simulations venues de la physique quantique et de l’étude de l’ADN, nouveau paradigme de la biologie, qui ont placé la théorie des nœuds sur le devant de la scène »

« La numération, une bien belle aventure : 
de l’invention du zéro à la numération de position venues d’Inde et de Chine via les savants persans et arabes en passant par les hésitations sur le choix de la base la plus commode : 12,60 (dont il reste des traces dans les mois de l’année ou la mesure des angles) et puis finalement 10. Si on se préoccupe de l’écriture des nombres irrationnels, ils se distinguent des rationnels par le fait de posséder un développement infini qui ne se répète qu’à partir d’un certain rang, propriété qui est vraie
 dans n’importe quelle base. 
Cette première confrontation à l’infini 
a été une bonne raison d’en faire un scandale. La sarabande des nombres ne s’est pas arrêtée là : 
‹ il a fallu inventer des nombres ‹ imaginaires › dont le produit par eux-mêmes donnait un nombre négatif, ce qui semble violer la règle de l’algèbre selon laquelle le produit de moins par moins donne plus. Mais il n’en est rien car ces ‹ imaginaires › au moment de leur introduction sont devenus bien concrets le jour où on a pu les comprendre non plus sur la droite (réelle) qui sert habituellement de support pour placer les nombres mais comme représentant des points dans le plan, un objet à deux dimensions qu’on a pris l’habitude d’appeler en référence à la présence des
 ‹ imaginaires › le plan complexe. Et la complexification a continué au cours des siècles.

Jean-Pierre Bourguignon 
directeur scientifique du IHÉS
professeur, École Polytechnique Paris Source : Catalogue d’exposition, 2012, Fondation Cartier

Le mystère de nos vies est dense, et il n'est pas utile de le restreindre à quelques hypothèses ou méthodes. S'il y a une chose que l'histoire des sciences nous apprend, c'est l'ouverture d'esprit de tous les grands inventeurs et leur penchant naturel pour écouter leur petite voie intérieure et savoir lâcher-prise lorsqu'un problème leur résiste.

Excursion à grandes enjambées dans le champ des mathématiques

En suivant Jean-Pierre Bourguignon, dans cette fascinante traversée, on ne peut qu'être admiratifs de ce que nos prédécesseurs ont accompli, et que c'est bien sur les épaules de ces géants qu'il nous faut continuer. En échangeant sur ce sujet avec mes étudiants, j'aspire à leur faire prendre conscience à quel point dans le passé, l'impossible est devenu possible. Dès que nous avons cette idée en tête, on ne peut plus douter que nous pouvons (voire devons) accomplir de grandes choses à notre tour ne serait-ce que par respect pour ceux qui nous ont précédés et ceux qui nous succéderont.

La maîtrise de l’infini, qu’il soit infiniment grand ou infiniment petit, celle de l’un étant in fine équivalente à l’autre, a été une des grandes conquêtes du XVIIe siècle d’abord au Japon par Skei Takakazu, puis en Europe par Gottfried Wishelm Leibniz et Isaac Newton. Dès lors il était possible de parler de limite, et donc de vitesse instantanée, le taux d’accroissement infinitésimal de la position, et d’accélération, un pas conceptuel de géant qui a permis de formuler la loi fondamentale de la dynamique. Dans le même élan, Isaac Newton a construit un modèle mathématique d’une fécondité incroyable pour la mécanique céleste, un des grands défis posés depuis toujours aux humains, qui était enfin résolu avec une précision définitive si on accepte d’oublier l’influence des autres planètes sur le couple formé par le Soleil et une planète. Ces progrès ont accompagné une formulation opérationnelle des grandes théories de la physique débouchant sur des équations de l’évolution. 
Dès lors mécanique, physique et mathématique n’ont cessé de se féconder mutuellement, les questions nées des progrès conceptuels des deux premières, étant autant de défis pour la troisième, et les progrès conceptuels des mathématiques ouvrant des possibilités nouvelles pour la physique et la mécanique, comme ce fut le cas pour la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein.

— Jean-Pierre Bourguignon

C'est bien les mots clés qu'il faut retenir 'se féconder mutuellement'. Ce n'est pas en s'enfermant dans une discipline spécifique ou en se cantonnant dans une doctrine que nous serons plus inspirés. Je n'entrerai pas dans le débat pascalien s'il vaut mieux tout savoir d'une chose ou quelque chose de toute chose, mais je demeure convaincue que la culture et l'art nourrit la science et vice versa. Plus il y a de connexions dans notre cerveau, plus nous sommes en mesure de percevoir et de comprendre des phénomènes complexes.

Pour preuves, les fameux pavages périodiques du plan que l'on a découvert dans le joyau architectural de la tradition islamique, l'Alhambra de Grenade. « ll y en a exactement 17 sortes différentes, et il ne peut y en avoir plus car un théorème mathématique l'interdit. Cela témoigne du génie inventif et de la méthodique des artistes maures du XIVe siècle »5

Et la magie continue de façon spectaculaire avec l'irruption de pavages quasi périodiques imaginés par Roger Penrose, qui apportent un soubassement théorique à des images troublantes obtenues récemment par diffraction de la lumière de certains cristaux.4

Chacun de nous assiste à des dévoilements des mystères du monde, et au fil des connaissances acquises et découvertes, on s'émerveille de cette vie qui se révèle à nous. Chacun les reçoit à sa façon, les exprime à sa manière et c'est en partageant tout ce que nous recevons et nous créons que nous arrivons à enrichir notre 'carte mentale'.

Presque toutes les avancées conceptuelles ont donné naissance à divers « calculs » nous dit Jean-Pierre Bourguignon :

  • fractions
  • calcul algébrique (XVIe S.)
  • logarithmes (par John Neper, début XXVIIe S.
  • calcul différentiel (Newton et Leibniz)
  • calcul numérique
  • calcul symbolique (imposé par les physiciens aux mathématiciens, Laurent Scharwartz )
  • calcul stochastique (Kiyoshi Itô (décisif pour la finance
  • calcul formel (par lequel les ordinateurs manipulent des expressions littérales d’une taille qui rendrait leur exploration inaccessible par les humains...

Le rôle de ces méthodes est de rendre effectifs et utilisables les concepts mathématiciens par bien d’autres que leurs créateurs : d’autres mathématiciens, des ingénieurs et de nombreux scientifiques. Résultat : Ouverture de nombreux domaines d’application : modèles pour simuler les systèmes complexes, la météo, le climat, le comportement d’une aile d’avion dans un flux d’air, l’activité d’une molécule pour tester un médicament... Méthodes de résolutions et champs d’application : une fertilisation croisée entre cultures, qui a permis l’élaboration d’outils de pensée universels et féconds.6

Notre défi à tous est de créer une posture favorable de l'esprit, pour soi et les autres. Avant de clore sur le thème Planter le décor, je partage avec mes étudiants la puissance des rêves et de l'imaginaire, sujet du deuxième article de la série Apprendre autrement.

À tous ceux qui s'intéressent à la genèse d'une découverte, je recommande le journal de bord d'un jeune mathématicien qui a obtenu la plus prestigieuse distinction du monde des mathématiques, Cédric Villani. En tenant son journal quotidien, on le suit dans le périple de ce que signifie être chercheur. Théorème vivant est une lecture stimulante, tout particulièrement pour tous les étudiants en science.7 Je conseille d'ailleurs à tous, et particulièrement à mes étudiants, de tenir un journal quotidien.

Avant de vous quitter, je vous laisse méditer sur cette citation du grand mathématicien, Alexandre Grohtendieck, considéré comme le refondateur de la géométrie et à ce titre comme l'un des plus grands mathématiciens du XXe siècle.

« Et si tu me demandes quel est donc ce propos que je poursuis à longueur de mille pages, je répondrai : c’est de faire le récit, et par là même la découverte, de l’aventure intérieure qu’a été et qu’est ma vie. »

Alexandre Grohtendieck, Récoltes et Semailles

Envie de tenter l’expérience ?

Découvrez l’exercice No. 5

Révélez-vous !


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Et la promenade se poursuit avec Les rituels imaginaires.

Références : 

1-2-3-4 (Conférence à Grenoble de Pierre Péju)

5-6  BOURGUIGNON, Jean-Pierre, Catalogue d’exposition, 2012, Fondation Cartier

7 VILLANI Cédric, Théorème vivant, Grasset, Paris, 2013.

Pour acheter le catalogue de l'exposition, Mathématiques, un dépaysement soudain

Théorème vivant